« Dès le début de la série des “Chroniques”, il m’a paru nécessaire d’écrire le roman du romancier. C’est Noé. Le personnage central de Noé est celui qui écrit, les personnages secondaires sont ceux qu’il a déjà créés et ceux qu’il va créer, le drame est le drame de la création. » (Jean Giono)
Pour le gogo, c’est-à‐dire pour les professeurs qui montaient en soufflant le raide escalier qui conduisait à son bureau exigu et qu’il attendait sur le dernier palier, les obligeant à lever les yeux sur lui qui les toisait, Giono a inventé une figure extraordinaire de l ‘écrivain, pardon, du romancier.
Voilà, il lui suffit de prendre la plume et les personnages surgissent, Angelo s’installe en face de lui sur le modeste canapé, les cavalcades résonnent sur les tomettes du bureau, Langlois s’ennuie jusqu’au crime dans la neige derrière la chaise de paille, la lutte fratricide des cavaliers de l’orage se déroule devant ses yeux et, tout près de son épaule, Pauline lui confie les intermittences de son coeur. C’est comme cela : il invente. Aux hommes de notes, de références et de compilation, il oppose l’imaginaire, à la règle l’inspiration, à la théorie la fantaisie. Il écrit le roman du romancier
Son texte le plus célèbre, L’homme qui plantait des arbres, est né de cette forme de joyeuse et insolente mythomanie. Une revue canadienne lui commande le portrait de l’homme le plus extraordinaire qu’il ait jamais rencontré et il raconte Elzéard, le pacifiste qui répare les horreurs de la guerre en plantant des glands pour faire pousser des chênes. La revue, impressionnée par le personnage cherche à le rencontrer. Il n’existe pas. La revue accuse Giono de supercherie. Et à quoi vous attendiez vous d’un romancier, sinon qu’il invente ?
De là à s’inventer… Giono est un autodidacte dans toute sa splendeur. Il aura lu certainement plus que la majorité des « didactes » mais pas dans le même ordre, pas selon les mêmes points de vue, pas sous les mêmes influences. Son expérience de la littérature grecque et latine, il ne la devra pas à des humanités faites sous l’autorité de quelques maîtres de khâgne mais à l’existence des classiques, moins chers donc plus accessibles que les livres de ses contemporains. Homère découvre la mer à celui qui ne la connaît pas. Il imagine le fracas des tempêtes odysséennes dans la fureur du mistral qui tourbillonne dans les oliviers, courbe les cyprès et brise la cime des pins pour leur donner cette forme de lyre dont se servent les titans de la mythologie. Quoique dépourvu de l’expérience de la mer ou de l’océan, Giono entreprend, sans savoir l’anglais, de traduire Melville pour donner la traduction de référence de Moby Dick, celle qui nous l’a fait connaître. Giono invente‐t-il alors Melville ? Mais le jour où il lit Stendhal il sait qu’il a trouvé son maître, peut‐être un compagnon, quelqu’un qui lui ressemble, et il annote dans les marges leur communion de pensée, c’est‐à dire tout ce que Stendhal doit à Giono !
Peu d’écrivains s’embarquent dans l’impensable, l’irraisonnable, le démesuré de la création, sans la figure miroir d’un écrivain auquel ils veulent ressembler. Beaucoup ont choisi Flaubert, moins pour l’oeuvre assez disparate de l’ermite de Croisset que pour tout ce qu’il dit de son difficile cheminement vers l’art dans les innombrables lettres ou réflexions à Louise Colet et à Mlle de Chantepie. Tout ce qu’il dit de la théorie qui diverge si fort du résultat. On connaît la célèbre réflexion sur le livre parfait qui devrait ne reposer que « sur rien », rien d’autre que la beauté du style de celui qui reste la référence universelle d’un réalisme qui repose au contraire sur tout et méprise la beauté, à peu près aussi éloigné de son idéal que le lyrique et symboliste Zola le sera de son projet naturaliste. Beaucoup se recommandent de Stendhal, Diderot ou Proust. Beaucoup ont péri étouffés dans leurs tentacules ou brûlé à des flammes qu’ils ont approchées de trop près.
Julien reste la référence d’un grand nombre d’écrivains contemporains, car il allie la double qualité d’avoir écrit bien… et peu. Bref, d’être présent sans être encombrant. Beaucoup de contemporains se sont fait reconnaître à la première publication par Gracq lui-‐même et il n’est pas rare dans un dîner, disons de dix auteurs, de constater que la moitié au moins a reçu l’adoubement du Maître pour des livres très différents les uns des autres. Gracq avait‐il le coeur large ou le miroir de son oeuvre est‐il comme ces glaces de salle de bain qui vous montrent, elles aussi, de face, de profil et de dos ?
Mais il y a ceux qui n’ont besoin de personne. Ils prennent leur élan en eux-‐mêmes et font l’autofiction de leur vie. Penchés sur un moi qui regorge à la fois de toutes les expériences humaines et d’une originalité essentielle, ils voient monter de leur propre océan des étoiles nouvelles. Ils n’auront pas assez d’une vie pour se raconter puisque la vie est par essence fictionnelle et qu’ils occupent cette place d’être toujours le même et chaque fois un autre. D’être semblables aux autres et uniques, proposant aux lecteurs cette image à la fois assimilable et décalée dans laquelle ils se reconnaissent de biais. Est-‐ce encore du roman ? Cette question est une injure, même si c’est la question que j’ai entendu le plus souvent posée par de nombreux jurés de prix littéraires qui vont, dans leur doute extrême, jusqu’à interroger la couverture du livre pour voir si la mention qui fait foi a bien été imprimée. Serait roman tout ce qui porte la mention roman. Alors les mêmes jurés de se poser l’éternelle question : qu’est-‐ce qu’un roman ? À laquelle les universitaires, abusés par Giono, peuvent répliquer que n’ayant été théorisé qu’à de rares exceptions le roman est un genre polymorphe qui ne meurt que pour renaître et ainsi connaître une vitalité universelle et éternelle. Chaque fois qu’une époque clame la mort du roman, c’est pour en saluer une forme nouvelle. En France, 700 titres en septembre, 600 en janvier, des milliers de manuscrits refusés par an. Ah non, le roman n’est pas près de mourir !
J’ai tellement aimé lire des romans que j’ai fini par en écrire. Et je suis à la tête d’une oeuvre romanesque de dix titres. Au début je me suis dit que j’allais écrire les romans que j’aurais plaisir à lire, sans ces interminables descriptions que je saute la plupart du temps, sans piétinement, avec des dialogues réduits car le dialogue romanesque peut-‐être aussi pesant que le dialogue de cinéma quand il est littéraire, avec un style indirect libre qui permet d’être omniprésent, avec partout où c’est possible un double sens métaphorique. Une apparence de simplicité réaliste et un écho symboliste. Je me suis vite rendu compte que chaque roman imposait son rythme, sa forme, son esprit et qu’embarquée dans l’écriture je n’étais pas le capitaine d’une traversée dont j’avais pourtant fixé le but en écrivant le dernier chapitre avant de commencer l’aventure.
Ce qui se passe pendant les deux à quatre années du voyage est alors passionnant. Ce monde en soi que l’on ne connaît pas, ces mots que l’on ne savait pas posséder, cette justesse parfois de l’expression qui surprend, ces personnages inconnus qui demandent à être mis au monde. Ces controverses silencieuses avec soi-‐même, ces transgressions qui font trembler car elles viennent d’une intimité interdite, ce sentiment de force, de puissance que vous n’éprouvez jamais dans la vie à moins peut-‐être d’être élu Président de la République et encore dans les premières heures du mandat… Ces découragements qui vous poussent aux bord du naufrage et quand vous avez consenti à l’abandon, quand vous allez quitter le navire, la marée qui revient, les craquements de la coque qui se redresse et vogue la galère et souffle le vent de l’écriture et se soulèvent les vagues des images et comme les marins vivent les personnages, chacun à sa place pour fendre les flots. Et la vie, celle qui vous entoure, ne vous parvient plus que dans une rumeur lointaine à travers le cri des mouettes.
Cette histoire du roman du romancier m’a toujours intéressée. Etudiante, j’écrivais aux écrivains que j’avais lus. Je les rencontrais. Ils étaient souvent décevants. A la gare de Gif- sur-‐Yvette, Jacques Borel m’attendait, auréolé de la gloire d’un prix Goncourt pour un énorme premier roman, L’Adoration dont l’éditeur lui avait fait supprimer 700 pages (son éternel chagrin). Une sorte d’autofiction avant la lettre dont il s’avérera comme dans tous les grands romans qu’elle était bel et bien une fiction. Dans une tentative désespérée de coller au réel, il me désignait l’origine de chaque scène et de chaque personnage, comme s’il voulait me donner le gage d’une vérité qu’il savait pourtant au fond de lui-‐même être fausse. Je me rappelle qu’il m’avait présenté une femme assez banale, modèle d’une amoureuse exquise de L’Adoration. J’avais pu mesurer qu’il y a un long chemin de la réalité au texte et que ce n’est pas en faveur de la réalité.
Dans les jardins du presbytère de Choisel, je me souviens aussi d’une journée avec Michel Tournier. Il était au faîte de sa gloire, il avait publié ses trois grands romans, des chefs d’oeuvres, il était sur la route du Nobel. Il avait compris ou croyait avoir compris son système romanesque, il n’était plus prêt à faire pour un nouveau roman le sacrifice de l’incertitude. Philosophe de formation, plus cérébral que ne le font apparaître ses romans, il se raccrochait à la branche intellectuelle, si facile à saisir en cas de doute. Il m’exposait le roman qu’il s’apprêtait à écrire. Tout était calculé dans les moindres détails de ce qui devait être une métaphore de Saint Christophe dans le monde contemporain. Je n’ai rarement eu un sentiment de catastrophe imminente, d’écrivain en danger comme dans ces heures où je l’écoutais. Il n’a, bien sûr, pas écrit ce roman…
C’est pour cela que je me méfie tant du principe de l’atelier d’écriture qui rationalise une entreprise qui, si on la veut neuve, individuelle, originale, doit laisser dans l’ombre le moteur de la création, surtout pour l’artiste qui doit en savoir sur lui le moins possible, ne l’apprendre qu’au fil de sa vie à travers le dialogue qu’il a avec son oeuvre, parfois par un éditeur, un critique, un universitaire qui l’aident à lever le coin du voile. Oui, j’ai beaucoup de réticence pour une pratique qui repose autant sur la personnalité de celui qui l’anime, sur l’autorité qu’il exerce indûment sur « l’apprenant », que pour les conseils qu’il dispense. Ce qui est efficace pour rédiger une dissertation, un article, ne l’est pas pour une nouvelle ou un roman. Et je ne supporte plus de voir répéter l’obligation de cette première phrase incisive sur laquelle devrait reposer la réussite du livre. La recherche du temps perdu n’est pas remarquable parce que Proust écrit « Longtemps je me suis couché de bonne heure » mais cette phrase devient remarquable parce qu’elle est suivie par un texte admirable et parfaitement original.
Il n’ y a qu’un atelier d’écriture efficace, la lecture d’un auteur que l’on aime ou même celle des écrivains avec lesquels on a peu d’affinités. Assez, assez, du premier paragraphe enjôleur ou inutilement provocateur et des textes qui se banalisent et s’affadissent, dès la page tournée. Assez de ces adresses façon Editions de minuit au lecteur, “Vous”, avec la variante “Tu”. Assez de romans, rondement menés avec la technique de « la page tournée » sur la structure du roman policier devenu intrigue, mystère, personnages élémentaires, le parangon de la littérature. Lire, ce n’est pas tourner les pages mais rester sur la page au moins y revenir. Pourquoi voudriez-‐vous lire en une nuit ce qu’un écrivain a mis cinq ans à écrire. Assez du livre efficace, les documentaires à la télévision le sont mille fois plus, ils sont en couleur ! J’ai lu des milliers de romans, je lis plus d’une centaine de nouveautés par an et je les vois arriver de loin les livres « made in atelier d’écriture » avec leurs incipit pourléchés, leurs tics, leurs tocs, leurs trucs et leurs trocs. Assez !
Comme j’ai aimé qu’Alain Mabanckou, à l’occasion d’une master class à Aix, explique au public des Écrivains du Sud sa façon d’animer ses ateliers d’écriture à Los Angeles, obligatoires partout et jusque dans les prisons. Il maintenait, made in USA, la traditionnelle explication de texte. Un auteur, un texte, un professeur. Tout ce que l’on a détesté pendant les années de lycée lorsque, interminablement, l’enseignant déployait sa glose autour d’un texte dont il éteignait l’intérêt dès la première lecture. Comme d’une peine de prison, nous savions que l’on en prenait pour quinze jours ou trois semaines à perdre le texte dans les contournements des explications logiques qui devaient l’éclairer. Mais que Mabanckou lise Borges ou qu’il explique Flaubert et tout palpite, crépite, s’éclaire et s’illumine. On ne comprend pas Borges ou Flaubert, on est dans Borges et Flaubert et l’on se rend compte que l’on est aussi dans Mabanckou.
Il ne faut pas des ateliers d’écriture mais des ateliers de lecture. Le lecteur ne consomme pas un produit, il l’invente. Lire, c’est déjà écrire. Et si l’on n’est pas parvenu à cette certitude, c’est que l’on ne sait pas lire. Or personne n’apprend à « lire ». Au début de notre vie, on nous enseigne à décrypter les lettres, les mots, plus tard à assembler les phrases, distinguer les paragraphes, les parties, à arriver poussivement au bout du livre. Pour les étudiants étrangers d’Aix j’avais conçu un cours de lecture qui comprenait d’une part une dizaine de chefs d’oeuvres classiques allant de La Princesse de Clèves à La recherche en passant par Les Liaisons dangereuses, La vie de Marianne, Le rouge et le noir ou Madame Bovary, et à une dizaine de romans choisis dans la rentrée de septembre, qu’ils aient été mis en avant par la critique, les prix ou simplement par le hasard d’une heureuse découverte.
Ces étudiants « neufs » se concentraient sur la lecture à l’exclusion de tout appareil critique, avec comme exercices écrits des comptes rendus, un journal de lecture analysant leurs impressions au fil des textes. Avec la complicité de quelques acteurs de théâtre, j’ajoutais beaucoup de lectures à voix haute pour étayer le texte, lui donner du volume et de la perspective. Tout cela ponctué par la venue des écrivains mis au programme et conviés à des rencontres, des entretiens ou des master classes qui, inévitablement, retrouvent dans leur propre cheminement l’influence des écrivains classiques.
C’est comme cela qu’est née l’Association des écrivains du Sud. La volonté d’introduire au sein du système universitaire des écrivains vraiment contemporains, pris dans l’actualité d’une nouvelle publication, et de les mettre en prise directe avec les étudiants, d’éviter les interférences plus ou moins égotistes des enseignants pour rester un guide, un entremetteur, un facilitateur. Je ne dis pas que la vérité jaillit plus de l’esprit de l’écrivain que de celui du professeur ou de l’animateur d’atelier, mais du moins cette vérité est sienne et comme elle est sienne elle est encore romanesque. Tout romancier qui parle de lui‐même invente le roman du romancier. Dans les deux heures que dure une master-class, seul face au public qui le connaît parce qu’il l’a lu, le romancier s’explique, s’analyse ou s’interprète, qu’il recrée le plus souvent sa biographie ou qu’il cherche à travers ses propres livres une interprétation de sa vie. Il y a ce dont il est conscient et ce dont il prend conscience. Il y a les certitudes, et puis les doutes, les hésitations, les dénis.
Une master class est certainement une expérience intellectuelle remarquable mais elle est aussi une expérience au plus près qu’il est possible de la création quand l’artiste teste son instrument, l’accorde, joue un air que l’on reconnaît puis s’aventure ailleurs, improvise, se met en danger en se découvrant. Dans la première master class, Michel Déon, qui avait accepté avec enthousiasme ma proposition, avait évoqué devant ces jeunes étrangers sa propre situation de jeune étranger de dix‐huit ans partant aux USA à la rencontre de William Faulkner. Je n’avais jamais associé le romancier Déon au romancier Faulkner. Mais c’est ainsi : l’un se voyait dans l’autre, et c’est là le plus important, l’exactitude de l’oeuvre à laquelle personne ne parvient, mais le reflet d’une vérité inconnue dans le miroir de l’autre.
Les master classes ont ouvert la voie aux Journées des Écrivains du Sud où les écrivains ont d’abord été sollicités comme des lecteurs, partageant avec le public de plus en plus nombreux dans l’amphithéâtre Zyromski de l‘admirable Hôtel Maynier d’Oppède l’expérience de la lecture d’un auteur en la transcendant dans leur propre création.
A tout seigneur tout honneur. Nous avons commencé avec Giono, avec le titre tout à fait explicite « Comment j’ai lu Giono ». Rare est l’écrivain, en dehors de Camus mais pour d’autre raisons, à être autant revendiqué par les romanciers contemporains comme un maître ou plus exactement comme un passeur de flamme, un inspirateur de liberté, souvent à l’origine du désir d’écrire. Celui qui libère, celui qui autorise. « J’avais treize ou quatorze ans ‐ raconte Daniel Arsand - lorsque je découvris Jean Giono. Ce fut avec Colline. Je vivais en province à Roanne, exactement dans le département de la Loire. J’étais un adolescent renfermé, plus à son aise en compagnie des bêtes que des hommes, plus familier des landes que du bitume. C’est peut‐être pour cela que dès la première page de Colline je sus qu’une rencontre était en train de se produire. Rencontre entre ce texte et moi, entre un auteur et moi. Chaque mot me transmettait son ondoyance ou son tranchant. Chaque mot trouvait un écho en moi… ». « Un roi sans divertissement a fait irruption dans ma vie comme une météorite creusant un cratère que rien n’a comblé depuis… » affirme Christiane Baroche. En découvrant Colline et Regain, Raymond Jean se déclare fasciné, violenté : « Je recevais du soleil et du vent plein les yeux, plein la tête. Je me disais : c’est donc ça la littérature, le livre, enfin ! ». Dans la vingtaine de romanciers présents aux Journées 2003, de Laurence Cossé à Philippe Le Guillou, d’Henri Coulonges à Jean‐Max Tixier tous ont décrit cette irruption de la littérature dans leur vie, cette effraction passionnée et joyeuse du livre fécondant. Ces écrivains ne se fréquentaient pas, ne se connaissaient pas, Giono les a réunis. Beaucoup ont évoqué le même maître-livre, selon l’expression de Christiane Baroche, Colline, mais aussi Noé, Le hussard. D’autres se sont attachés aux personnages comme Laurence Cossé à Pauline de Théus ou aux paysages comme Gilles Lapouge : « Le paysage de Giono n’est pas un paysage, c’est une bibliothèque » Aucun sujet n’était distribué à l’avance, aucun livre n’était attribué, aucun ordre de passage n’était imposé, rien que le désir de parler d’un livre et le plaisir d’être ensemble
Nous avons gardé cette formule qui a fait des Journées un événement aussi éloigné d’un colloque universitaire où personne ne s’écoute que d’un salon du livre où personne ne se rencontre. Depuis « Comment j’ai lu Giono » se sont succédé : « Comment j’ai lu le roman d’aventures » (2004) , « Comment j’ai lu les contes de fées (2005), « Mon héros préféré » (2006), « Comment j’ai lu des romans d’amour » (2007), « La vie de l’autre » (2008), « La passion selon… » (2009), « Pourquoi faut-‐il lire… » (2010),
Avec « L’art d’écrire » (2011), « Les chemins de la création » (2012) et « Le roman du roman » (2013), nous avons abordé une autre face de la création à peine différente, l’analyse que l’écrivain fait du phénomène de la création, inspiration ou travail conscient et acharné. Pourquoi ne pas raconter l’histoire de la création d’un roman ? Peu d’écrivains nous ont laissé leur témoignage. Beaucoup la recomposent, certains comme Marie Nimier l’expliquent en signes mathématiques et l’inscrivent au tableau en figures géométriques. Catherine Cusset, allant de livre en livre, transpose son histoire dans la littérature alors que Camille Laurens que l’on attend sur le terrain de l’autofiction retrace son expérience d’écriture sous la forme des jeux de l’amour et du hasard. Rien de si varié que ces rencontres où l’écrivain nous livre ce qu’il ne dit à personne puisque l’université ne l’interroge pas, ou à de rares exceptions, lorsqu’il a franchi le rubicond de l’honorabilité du classicisme nouveau. La « critique » est de plus en plus réduite à l’écrit et de plus en plus minutée à l’oral. Le comble, c’est l’écrivain limité à son chapeau ou à son silence, comme à la télé.
Plus de deux cents écrivains sont venus pour nous à Aix, des auteurs nouveaux ou d’autres confirmant de livre en livre un talent déjà reconnu. Ils ont dessiné dans sa variété et son dynamisme la figure de l’expression romanesque contemporaine.
Nous ne sommes pas limités à l’hexagone. Les Écrivains du Sud se sont ouverts sur l’étranger, à condition qu’il s’agisse les romans écrits en français ou que leurs auteurs s’expriment en français. Je pense à tous ces écrivains africains que nous avons reçus, le grand Ahmadou Kourouma ou le grand Tierno Monénembo et les nombreux romanciers de Continents noirs. Et aussi à l’Ukrainien Andreï Kourkov, au Britannique Julian Evans, au Suisse Jacques Chessex, au Grec Vassilis Alexakis, au Suédois Björn Larsson, à l’Allemand Michael Kleeberg, à l’Italienne Benedetta Craveri, à l’Américaine Alice Kaplan, à l’Haïtien Dany Laferrière, au Cubain Eduardo Manet, etc., sans compter les traducteurs indiens, américains, brésiliens qui à l’occasion de leur venue à Aix ont fait profiter de leur expérience nos étudiants étrangers.
Avec « Le roman du romancier », les Journées du 16 et 17 mai 2014, placées sous la présidence de Frédéric Mitterrand, resteront dans cet esprit et cette dynamique. Les auteurs invités sont emblématiques de la rentrée littéraire de septembre et de janvier. Citons‐en quelques‐uns. François Garde, Alexandre Postel et Fréderic Verger, trois Goncourt du premier roman et Alexis Jenni, Goncourt pour son premier roman ! Lionel Duroy qui a marqué l’autofiction avec Les chagrins et confirme avec Vertiges sa maîtrise du genre. Laurent Seksik dont Le Cas Eduard Einstein a reçu le prix du meilleur roman de l’année. Thomas B. Reverdy qui nous découvre avec Les évaporés un Japon interdit. Isabelle Sorente et son impressionnant 180 jours, incursion cauchemardesque dans l’univers des porcheries. Tous, de belles découvertes de la rentrée. Maylis de Kérangal, qui remporte tous les suffrages de la critique et du public, et vient de se voir attribuer pour Réparer les vivants le Grand prix RTL. Pierre Jourde, prix Giono à l’unanimité pour Pays perdu ; en retraçant la réalité de sa propre expérience il retrouve dans ce roman les violences imaginées par Giono. Nelly Allard, prix Interallié pour Roman d’un couple, qui renouvelle le trio classique et le modernise en le montrant en victime des nouveaux systèmes d’information et de communication….
Depuis quelques années aussi, les Ecrivains du Sud sont des partenaires de l’Institut d’ Études Politiques d’Aix. Les les étudiants de l’IEP réalisent en temps réel le journal des Journées des Ecrivains du Sud et recueillent des interviews d’auteurs. A l’intention des ces étudiants nous invitons en cours d’année des écrivains journalistes ou des journalistes romanciers qui estiment comme Sorj Chalandon que le roman plus que l’article ou le reportage permet d’aller plus loin dans la réflexion, ou de revivre du côté de l’intime ce qui n’a été qu’appréhendé à distance et dans l’urgence. Après Eric Fottorino, et Pierre Assouline, à Christophe Ono‐dit‐Biot auteur de Plonger (Grand prix du roman de l’Académie française), à Jean‐Claude Perrier, auteur de plus de trente titres et dont Le voyageur de papier a été sélectionné par le prix Femina, à Clara Dupont‐Monod‐qui s’impose dans l’univers du roman historique avec ses héroïnes flamboyantes‐ de nous raconter le roman du journaliste. Gilles Lapouge l’a dit à Aix, comme à leur intention : « Homère enseigne que les dieux font des événements pour que les hommes puissent les raconter… Je dirais que les hommes racontent des événements pour qu’il y ait des événements, pour qu’il y ait eu des événements » ; et pour tous nos invités, romanciers et lecteurs : « Les hommes écrivent, les hommes décrivent, pour qu’il y ait des montagnes, des arbres, des hommes et des femmes, des jalousies, des crimes et du sang, des écureuils, pour qu’il y ait en somme de l’être et non du rien. »
Paule Constant